Un client d’un important organisme public m’a un jour demandé de préparer une formation qui démystifierait l’approche utilisateur et le UX pour ses collègues. Idéactif travaillait déjà depuis un bout de temps avec cet organisme, mais mon client avait encore du mal à expliquer aux autres intervenants internes pourquoi nous insistions tant à étudier, impliquer, et comprendre les utilisateurs avant de concevoir de nouveaux contenus et services. Lorsque mon client essayait d’expliquer cette approche à ses collègues, il faisait souvent face à une forte résistance, voire même à des peurs exprimées assez directement.
Pourquoi le UX fait-il encore peur?
Avant de préparer cette formation, je me suis questionné: pourquoi cette approche, qui est si conviviale et qui devrait pourtant être si évidente, génère-t-elle souvent des peurs et des résistances à l’intérieur des organisations? Qu’est-ce qui se cache derrière cette résistance? Est-ce la crainte de perdre un certain contrôle sur les processus ou est-ce simplement un manque d’information? En tant que promoteurs souvent très enthousiastes de cette approche, est-ce qu’on en sous-estime les impacts qu’elle peut engendrer au sein de certaines organisations qui n’ont pas été bien préparées à l’appliquer? Bref, j’avais beaucoup de matière à réflexion, mais il était difficile de répondre à ces question avec le peu de temps que j’avais à ma disposition. J’ai donc décidé d’émettre quelques hypothèses qui m’ont ensuite aidé à « bâtir » ma présentation.
Hypothèse #1: l’organisation n’est peut-être pas consciente du nombre extrêmement élevé de visiteurs qui utilisent ses services numériques annuellement. Il faudrait démontrer ce que cela signifie.
L’organisme public en question attirait tout près d’un million d’utilisateurs par année sur son portail (pour deux millions de visites.) Malgré cette donnée assez impressionnante, peu de gens de l’organisation étaient en mesure de comprendre ce que cela peut signifier quand il s’agit de faire des choix de conception.
Quels sont les enjeux liés à une telle échelle de fréquentation?
- La diversité des utilisateurs est telle, qu’il devient impossible de les former individuellement.
- Il devient très risqué de se baser sur des anecdotes ou des préférences personnelles pour prendre des décisions de design.
- Il est impensable de traiter tous ces utilisateurs de la même manière. Il faut les segmenter selon des critères UX et non pas socio-démographiques.
Certaines questions doivent être fouillées avant de pouvoir entreprendre une conception. Par exemple:
- Qui sont ces utilisateurs? Que recherchent-ils? Quelles sont leurs motivations, leurs besoins?
- Combien de temps ont-ils pour trouver ce qu’ils cherchent et compléter une tâche?
- Quelles compétences en lecture, en calcul et en « informatique » ont-ils?
- Sont-ils au travail, à la maison, en déplacement? Utilisent-ils un ordinateur, une tablette, un téléphone?
- Est-ce qu’un tiers agit en leur nom?
Voilà le genre de question auxquelles l’approche utilisateur peut répondre. On est loin des maquettes et des prototypes à cette étape. Il faut plutôt obtenir des données concrètes, analyser les données de fréquentation, aller sur le terrain et utiliser les méthodes appropriées pour dégager de l’information fiable à partir de données solides.
Hypothèse #2: des mythes et de fausses croyances doivent sûrement circuler à propos de cette approche. Il faudrait tenter de les enrayer.
Dès que l’on mentionne « recherche », « terrain » et « utilisateurs » dans la même phrase, beaucoup de dirigeants d’entreprises et d’organismes deviennent vite frileux. Les objections suivantes sont celles que j’ai souvent entendues:
- « Les clients vont décider quels services on va offrir. »
- « Ils vont nous dire comment ces services vont fonctionner et de quoi ils auront l’air. »
- « Ils doivent « approuver » tout ce qu’on fait, ça va prendre une éternité. »
- « On devra suivre à la lettre tous les résultats de consultation externe, de recherche ou d’évaluation. »
- Et bien sûr, les classiques « on n’a pas le temps » et « on n’a pas d’argent pour ça. »
La réalité est très différente:
- L’approche utilisateur est plutôt une méthode proactive. On diminue les risques (et donc les coûts à long terme, forcément) en identifiant et en corrigeant le plus tôt possible les irritants qui :
- diminuent l’adoption,
- causent des erreurs,
- font augmenter les besoins en support,
- nécessitent des correctifs coûteux post-livraison, voire même la mise au rancart de projets au complet.
- On ne recherche pas les opinions et l’approbation des utilisateurs, on cherche plutôt à mieux comprendre leurs besoins réels, leurs compétences et le contexte d’utilisation.
- Concevoir un produit ou un service sans l’apport des personnes qui auront à l’utiliser est un facteur de risque que peu d’organisations peuvent maintenant se permettre. Et cet apport, on doit l’obtenir avec les méthodes et les ressources appropriées tout au long du cycle de vie du produit.
Il est un peu normal que certains décideurs craignent encore une approche qui implique activement clients et utilisateurs dans la création et l’amélioration de leurs produits et services. Beaucoup de ces décideurs n’ont été exposés qu’à des résultats de sondages d’opinion (à ne pas confondre avec d’autres types de sondage, mieux adaptés à l’approche utilisateur), à des listes de « requis » concoctées à l’interne ou pire encore, à des rapports de groupes de discussion.
Toutes ces méthodes, sans être foncièrement mauvaises, ne sont pas toujours appropriées pour une véritable approche utilisateur, car elles servent surtout à recueillir des listes de souhaits, des opinions ou des critiques. Elles nous apportent que très peu d’information sur les besoins et les contextes réels qui nous aideront à prendre de bonnes décisions par la suite. Heureusement, il existe des méthodes spécifiques pour ça.
Hypothèse #3: les principes et les méthodes de l’approche utilisateur sont peut-être mal compris ou carrément inconnus. Il faudrait les présenter clairement.
Sans entrer dans les détails, les grands principes de l’approche utilisateur peuvent être résumées comme suit:
- Appliquer le principe du 20/80, i.e. ne pas essayer de tout régler tout de suite, mais plutôt tenter de créer un produit minimal viable (ou MVP en parlance lean) et l’améliorer de façon continue par la suite. Bien sûr, cela présuppose une culture informatique avec un minimum d’agilité.
- Identifier les besoins des utilisateurs avec une méthode appropriée (ex.: recherche menant à des user stories.)
- Documenter les divers contextes d’utilisation (technologique, organisationnel, social, familial, etc.) Évidemment difficile à faire sans enquête sur le terrain.
- Segmenter les utilisateurs en termes de besoins, de compétences et de capacités (et non pas en termes socio-démographiques). Peut être réalisé avec des personas, à condition que les données pour les créer soient issues de la recherche, et non pas d’un brainstorm interne.
- Créer des prototypes et les tester auprès d’un échantillon représentatif d’utilisateurs tout au long du cycle de développement.
- Définir des objectifs et en mesurer l’atteinte à intervalles réguliers. Cela présuppose une stratégie de mesure efficace.
- Optimiser et améliorer en continu, et surtout bannir la notion de refonte radicale au bout de 2, 3 ou 4 ans.
Hypothèse #4: l’organisation et ses intervenants ne connaissent pas l’existence de l’échelle de maturité de l’approche utilisateur. Il faudrait l’expliquer et déterminer où se situe l’organisation dans cette échelle.
C’est bien connu, il faut faut apprendre à marcher avant de pouvoir courir. Il est illusoire pour une organisation de vouloir imiter les Apple, Google et Amazon de ce monde en termes de qualité d’expérience utilisateur sans avoir passé par quelques étapes au préalable. Pourtant, peu de spécialistes en UX et encore moins de décideurs semblent connaître le concept d’échelle de maturité UX. Il s’agit d’une simple échelle de 1 à 6 qui évalue sommairement à quel point une approche utilisateur est réellement implantée dans une organisation.
ÉCHELLE DE MATURITÉ UX POUR LES ORGANISATIONS
(adapté de http://johnnyholland.org/2010/04/planning-your-ux-strategy/)
Lors de ma formation, j’ai demandé aux participants d’évaluer où leur organisation se trouvait dans cette échelle. Ils n’ont au aucune difficulté à le faire (entre 2 et 3). Mais le vrai but de l’exercice était plutôt de leur faire prendre conscience du chemin déjà parcouru et de celui qui restait encore à faire. Même si l’approche utilisateur peut être considérée comme un projet à long terme, elle apporte des bénéfices mesurables dès le départ. Dans le cas de cet organisme, le train avait déjà quitté la gare, mais peu de gens en avaient été informés. D’où l’importance de la communication des « bons coups » et la gestion du changement qui devrait accompagner un virage vers l’approche utilisateur dans une grande organisation.
Hypothèse #5: ils ignorent peut-être que nous avions déjà réalisé pour eux un cas concret avec cette approche. Il faudrait le faire connaître.
C’est étonnant à quel point très peu de décideurs, de programmeurs, d’intégrateurs et même de concepteurs de services numériques ont dèjà vu des vrais utilisateurs effectuer une tâche avec un produit qu’ils ont créé. Et c’est toujours fascinant de voir et entendre leurs réactions.
Quelques mois avant la formation, Idéactif avait participé à la création d’un service numérique pour l’organisme en question qui visait un segment très spécifique d’utilisateurs. Sans en dévoiler les détails intimes, disons que ce segment était avant tout composé de citoyens ordinaires, de scolarité basse à moyenne et sans connaissances particulières du domaine. Ils auraient peut-être à utiliser le service une seule fois dans leur vie ou tout au plus quelques fois durant une courte période.
Nous avions donc créé un prototype complet du service (de l’authentification jusqu’à la déconnexion), le plus réaliste possible, avec le logiciel spécialisé Axure. Nous avons ensuite recruté un échantillon représentatif d’utilisateurs répartis en quelques sous-segments et nous leur avons fait effectuer les tâches principales à l’aide du prototype. Le tout a été filmé et un rapport a été rédigé et présenté.
Quand nous avons présenté quelques extraits « choisis » de ces tests lors de notre formation, plusieurs participants ont vécu une sorte de révélation. D’un seul coup, ils ont compris l’immense avantage d’impliquer les utilisateurs dès le départ, non pas en sollicitant leurs suggestions ou leurs opinions, mais plutôt en les observant et les écoutant alors qu’ils devaient simuler une utilisation du service dans sa forme déjà bien définie. Tout cela sans avoir eu à écrire une seule ligne de code ou à se commettre avec des choix technologiques qui peuvent rapidement devenir irréversibles à cause des coûts, des échéanciers et de la complexité que cela engendre.
La morale de cette histoire: il faut sans cesse « vendre » l’approche utilisateur en démontrant le plus concrètement ses effets positifs. Au bout d’un certain temps, il sera impensable pour l’organisation de ne pas l’intégrer totalement dans ses pratiques. C’est à ce moment qu’elle passera à un stade supérieur dans l’échelle de maturité UX.